L’inégalité hommes/femmes dans les primes

Francesca Sacco, journaliste indépendante basée à Genève, a réalisé une étude très complète sur l’inégalité des primes distribuées lors des marathons. Cette enquête démontre combien le chemin à parcourir vers l’égalité est encore long.

« A travail égal, salaire égal », dit la loi. Ce n’est visiblement pas le cas dans la course à pied où, à nombre de kilomètres égal, les femmes gagnent souvent 30 à 50% de moins que les hommes.

1. Les raisons invoquées pour justifier l’inégalité des primes hommes-femmes

Les arguments le plus fréquemment avancés pour justifier le fait que les femmes reçoivent des primes inférieures sont au nombre de deux :

Premier argument :
– Les femmes sont moins rapides que les hommes: le record mondial est de 2 :20 :43 chez les femmes (établi en 1999) et de 2 :05 :42 chez les hommes (1999 également).

Deuxième argument:
– Les femmes sont beaucoup moins nombreuses à participer que les hommes, ce qui signifie que la concurrence est moins forte dans leur catégorie. Par conséquent, il est « plus facile » pour une femme d’arriver dans les dix premières (par exemple) que pour un homme de se classer parmi les dix premiers.

Troisième argument:
– L’inégalité des primes est justifiée par des impératifs économiques (« business is business »)

En fait, tous les arguments invoqués ont été trouvés à posteriori. Ils servent à justifier la situation, mais ne la motive pas. L’organisateur du marathon de Reims, qui a décidé en 1999 d’introduire l’égalité des primes pour les deux sexes, le démontre bien quand il dit : « En fait, on n’avait jamais vraiment réfléchi à ça (la raison pour laquelle les primes étaient inégales) ». Cette décision a été prise, explique-t-il, « parce qu’on a senti le vent tourner » – allusion à l’impopularité grandissante des inégalités de traitement. Il faut dire qu’on l’y avait aussi un peu poussé: une plainte avait été déposée l’année précédente en raison de l’inégalité des primes hommes/femmes et français/étrangers. L’organisateur a préféré donner satisfaction au plaignant avant d’arriver au tribunal (voir ci-après « Le procès de Reims »).

2. Les contre-arguments

Réponse au premier argument cité (les hommes sont plus rapides que les femmes):
– L’idée selon laquelle il est juste que l’homme reçoive davantage parce qu’il court plus vite implique une dépréciation de la femme en raison de son sexe. Les femmes ne possèdent pas le potentiel musculaire des hommes. Si les records masculins et féminins ne sont pas égaux en chiffres absolus, du moins pourrait-on espérer qu’ils soient considérés de valeur équivalente. Or, l’inégalité des primes signifie clairement que la performance masculine a plus de valeur que la performance féminine.

Réponses au deuxième argument cité (les femmes sont moins nombreuses) :
– Le fait que les femmes soient moins nombreuses que les hommes peut éventuellement justifier la rétribution d’un moins grand nombre d’athlètes dans leur catégorie (les 50 premiers et les 25 premières, par exemple), mais cela ne justifie pas l’inégalité des montants.
– S’il est « plus facile » pour une femme de bien se classer du fait de la moindre concurrence dans sa catégorie, ceci ne joue que pour les coureuses qui sont très fortes, car il n’est pas plus facile pour une femme de courir en 2 :25 que pour un homme de courir en 2 :10. On peut même soutenir le raisonnement opposé, à savoir qu’il est « plus facile » pour les hommes de niveau amateur de finir classé, car le temps limite pour franchir la ligne d’arrivée – le plus souvent 5 ou 6 heures – privilégie nettement les hommes : en effet, s’il est tout à fait honorable pour une femme de niveau amateur de terminer en 4 heures, ce n’est pas le cas pour un coureur amateur. On pourrait même s’étonner qu’il n’existe pas un temps limite différent pour les hommes et les femmes (voire note 1 en fin de texte).
– Les femmes ont été interdites de courses populaires et de marathon olympique jusqu’à un passé relativement récent (J.O. 1984). Sachant qu’elles ont été interdites de compétition pendant si longtemps, il est extrêmement cruel de dire, aujourd’hui, qu’elles ne méritent pas les mêmes primes que les hommes parce qu’elles sont moins nombreuses qu’eux.

Réponse au troisième argument cité (l’inégalité des primes est justifiée par des impératifs économiques) :
– Le dopage aussi est imputable aux enjeux financiers du sport. D’ailleurs, jusqu’en 1983, les Etats-Unis et le Canada ont refusé de mener des campagnes contre le dopage sous prétexte qu’il s’agissait de « manifestations contraire à l’esprit de libre entreprise ». En fin de compte, les personnes qui utilisent l’argument des règles économiques ne font que dresser un constat d’échec.

Relevons que l’organisateur du marathon de Lausanne, interrogé sur les raisons pour lesquelles les primes d’arrivée sont inégales entre les deux sexes dans son épreuve, a répondu: “Il n’y a pas de raisons. C’est un choix. Il y a des marathons qui investissent davantage sur les hommes que sur les femmes, chacun axe sa course selon son choix ”.
Fait piquant, la promotion du marathon de Lausanne n’est pas assurée par un homme, mais par une femme, la française d’origine russe Irina Kasakova, gagnante à plusieurs reprises : c’est elle qui figure notamment sur l’affiche officielle, les dépliants et le site internet de l’épreuve.

3. Le lien entre primes d’arrivée et performances

Comme indiqué plus haut, certains affirment que les femmes méritent des primes d’arrivée plus basses parce que leurs performances sont moins bonnes que celles des hommes. Dans un bon nombre de marathons, en effet, l’écart entre la première et la cinquième femme est plus important que l’écart entre le premier et le cinquième homme (note 2).
Cependant, cette baisse plus rapide des performances au fil du classement n’est pas observée dans les marathons exclusivement féminins où, très souvent, les six premières arrivent en 2 :30 ! (note 3). La raison n’est pas due à un éventuel effet néfaste de la mixité sur les femmes, mais au fait que les marathons féminins accordent des primes de départ importantes (non communiquées) aux athlètes invitées. Le lien entre primes et performances est si évident que l’organisateur du marathon de Lausanne a décidé une année d’introduire des primes égales « afin d’avoir un record féminin de l’épreuve ». Ce qui fut obtenu l’année en question ! L’inégalité des primes fut aussitôt réintroduite pour les éditions suivantes.
On peut donc raisonner de deux manières:
– les performances des femmes sont inférieures à celles des hommes = elles méritent des primes moindres ;
– les performances des femmes sont inférieures à celles des hommes = il faut augmenter leurs primes pour obtenir de meilleures performances.
Il est intéressant de constater que, dans le débat sur la domination des Africains dans la course à pied, les hommes adoptent un raisonnement contraire à celui qu’ils ont avec les femmes: l’utilité, voire la nécessité, de primes d’incitation pour favoriser la participation des Blancs n’est pratiquement jamais contestée. C’est-à-dire que la domination des Kenyans et des Ethiopiens est considérée comme justifiant l’attribution de primes d’incitation pour les Blancs, alors que la supériorité physique des hommes est considérée comme justifiant l’attribution de primes plus basses pour les femmes.
Cette logique paraît si naturelle qu’une quantité d’organisateurs subordonnent des primes d’arrivée à la possession de la nationalité du pays de l’épreuve (marathon de Turin, Kerzerslauf en Suisse). Il s’agit officiellement de favoriser les athlètes « du terroir ». Cette pratique a valu une condamnation à l’organisateur du marathon de Reims en 1999, dans le cadre de la plainte mentionnée plus haut. Le tribunal a estimé en revanche que l’inégalité des primes hommes/femmes n’était pas sexiste.

4. La véritable explication : le maintien de l’honneur masculin ?

Dans une société patriarcale, l’égalité entre les sexes est déjà réalisée lorsque les hommes occupent un rang légèrement supérieur par rapport aux femmes : appliquer l’égalité effective reviendrait à introduire un préjudice envers les hommes. Les femmes qui ont connu l’interdiction de participer aux courses populaires rapportent avoir fréquemment vu des hommes manifester de la colère lorsqu’ils se faisaient dépasser par une femme ; si cette réaction est rare de nos jours (peut-être est-elle intériorisée ?), il n’est pas interdit de penser que l’attribution de primes plus importantes pour les hommes soit un moyen de « sauver l’honneur ».
La supériorité physique de l’homme sur la femme en tant que constituant de la virilité (identité masculine) représente un handicap majeur à la reconnaissance de l’équivalence des performances masculines et féminines.

5. Conclusion

Lorsqu’on aborde le sujet de l’inégalité des primes dans les marathons, il est courant d’observer les réactions suivantes :
– le déni : « ce n’est pas vrai, tout cela c’est du passé, aujourd’hui les femmes sont à traitées d’égal à égal avec les hommes ». Cette réponse est pratiquement « réflexe » chez les personnes qui croient que les inégalités hommes/femmes ont disparu avec l’octroi du droit de vote aux femmes (mythe de l’égalité) ; c’est souvent le cas chez les jeunes.
– la rationalisation : « c’est normal, les hommes sont plus rapides, ils sont plus nombreux que les femmes, etc. ». Tout le monde finit cependant par reconnaître que « les organisateurs ont le droit de faire ce qu’ils veulent ». Et c’est bien ce qu’ils font. En réalité, il s’agit d’un problème moral et politique, car des intérêts personnels sont en jeu. C’est un peu comme deux artistes qui dessinent une tableau. Le premier dit : « J’ai fait cette partie ; c’est la plus difficile, donc je mérite d’être payé plus que toi ». Mais l’autre réfléchit et répond : « Pas du tout, j’ai dessiné cette partie-là, je mérite tout autant ».

La seule solution consiste à aborder le problème sous son angle véritable : ce que nous faisons a-t-il la même valeur ?

Francesca Sacco
La participation féminine aux marathons

La participation féminine aux marathons internationaux varie passablement d’une épreuve à l’autre, allant de 10% à plus de 50%. On ne sait pas toujours très bien à quoi attribuer ces résultats. Il semble que la notoriété de l’épreuve ne soit pas un facteur d’attraction déterminant pour les femmes.
Quelques exemples de pourcentages : Vancouver 52%, Chicago 43%, Payerne ~30%, Londres ~20%, Swiss alpine post marathon ~20%.
D’une manière générale, le problème n’est pas que les femmes ne pratiquent pas la course à pied. Environ 75% des nouveaux abonnés à Runner’s world magazine lors de ces quatre dernières années sont des femmes. Mais entre le jogging matinal et la compétition, il y a un pas qui semble plus difficile à franchir pour elles.
Il s’agit donc de déterminer ce qui les retient de participer et si ces facteurs « en amont » doivent être pris en considération. Les explications possibles à la faible participation des femmes sont :

– Le partage des tâches encore inégal au sein des couples. Selon l’édition de janvier 2001 du magazine « Sciences humaines », les femmes endossent les deux tiers du temps parental (25 h/semaine), contre un tiers pour l’homme (13 h). « Si l’on additionne temps de travail et temps parental, les femmes ont une semaine de 62 h. et les hommes de 54 h 30 ». Le mensuel souligne que « plus la charge domestique augmente, moins les hommes en font: un homme qui vit seul sans enfant consacre 2 h 13 aux tâches domestiques. Par contre, le père de famille de deux enfants, dont l’un a moins de 3 ans, n’y consacre qu’1 h 30 ». De plus, une femme qui “usurperait” à l’homme la liberté de planter son partenaire à la maison avec les enfants risquerait d’être soupçonnée de “porter la culotte”.

– Les femmes reçoivent moins d’incitations à faire du sport, car l’effort physique est encore largement associé à la virilité. Une femme qui fait du sport est considérée comme féminine malgré le fait qu’elle fasse du sport, alors que pour un homme, la pratique sportive constitue une sorte de “valeur ajoutée” à sa virilité.

On pourrait ajouter à cela l’autorisation relativement récente des femmes dans le marathon : on ne rattrape pas en une quinzaine d’années une ségrégation qui datait d’un siècle.

Si l’on accepte de tenir compte de ces facteurs qui se situent « en amont », on s’aperçoit alors que l’on peut retourner l’argument selon lequel il est « plus facile » pour les femmes de bien se classer en raison d’une moindre concurrence dans leur catégorie : s’il y a moins de femmes qui participent, c’est parce qu’il est « plus difficile » pour elles de se lancer dans la compétition. Dès lors, la faible participation féminine peut difficilement justifier l’inégalité des primes : cela reviendrait à décerner un diplôme de moindre valeur à des élèves qui, pour des raisons indépendantes de leur volonté, ont moins de possibilités que les autres de se préparer aux examens.

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